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Mendel était-il mendélien ?
La double Hélice
L'affaire Lyssenko
  1. L'eugénisme: un déni historique
  2. Un eugénisme libéral et individuel
  3. Docteur Jekyll and Mr Hyde
  4. En guise de conclusion

La génétique en tant que science "pure" est une chose; l'utilisation des techniques génétiques en agrobiologie et en médecine en est une autre. Des manipulations génétiques à la procréation médicalement assistée et à l'eugénisme la question est des plus sulfureuses.

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Vannes, Passage des arts, par le collectif Diaspora, 2019; © Creative Commons by NC SA (Attribution: Michel Racine, pas d'utilisation commerciale). L'utilisation d'une oeuvre de streetart dans un but d'illustration n'implique pas l'adhésion de l'artiste aux opinions émises.

Dans l'histoire de ces deux derniers siècles les tentations ont été d'autant plus fortes que notre ignorance des mécanismes de l'hérédité était grande.

Depuis la découverte de la nature et de la structure du matériel génétique dans le milieu du 20e siècle, la mise à disposition de nouveaux outils (diffraction aux rayons X, marquage isotopique d'atomes, traitements informatisés, ...) ont été à l'origine de la biologie moléculaire et lui ont permis des progrès considérables, sans pour autant nous montrer l'essentiel.

Le séquençage du génome humain (ou HGP pour Human Genome Project), commencé en 1989 a duré une douzaine d'années au prix d'un investissement considérable. Bien que complété par le séquençage des génomes de nombreux autres êtres vivants et même par celui de certains de nos proches cousin disparus (Homo neanderthalensis), il n'a pas vraiment fourni les résultats attendus par les intérêts financiers qui s'y étaient investis. Les quelques relicats actuels (projet Encode, Généthon) donnent à penser qu'une bonne partie de l'ADN ne code pas directement des protéines, mais joue un rôle de régulation à travers des réseaux extraordinairement complexes.

L'idée de modifier le génome pour modifier l'être vivant pose déjà d'énormes problèmes d'éthique et de sécurité pour les organismes simples que sont les virus et les bactéries. Vouloir l'appliquer à la complexité des eucaryotes et en particulier à l'espèce humaine tient de la recherche de la pierre philosophale et du mythe nietzschéen du surhomme.

L'eugénisme: un déni historique

On n'aime pas beaucoup aborder l'histoire de l'eugénisme, pas plus que celle de l'esclavage ou du racisme. Il faut pourtant bien reconnaitre que jusqu'à un certain point, l'eugénisme est la chose la mieux partagée au monde. Qui ne souhaite avoir des enfants grands, beaux et en pleine santé plutôt que des enfants chétifs et malades ? Bien sûr tout est dans le "jusqu'à un certain point".


Aussi vieux que l'humanité ?
A Sparte: «Un père n'était pas maitre d'élever son enfant. Dès qu'il était né, il le portait dans un lieu appelé Lesché, où s'assemblaient les plus anciens de chaque tribu. Ils l'observaient et, s'il était bien de bonne constitution, s'il annonçait de la vigueur, ils ordonnaient qu'on le nourrit (...). S'il était contrefait ou d'une faible complexion, ils ordonnaient qu'on le jetât dans un gouffre voisin du mont Taygète qu'on appelait les Apothètes.» (Plutarque, Vie de Lycurgue, 25, 1-3, début du 2e siècle).

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Scène érotique sur un vase à figures rouges, 430 BC. Crédit Wikimedia, public domain.
Dans Politique, (Aristote, vers 335 BC) énonce une multitude d'objectifs destinés à favoriser le fonctionnement de la cité grecque. La connaissance mutuelle des citoyens étant nécessaire à l'exercice du gouvernement direct, la population ne peut-être trop nombreuse (les citoyens sont des hommes et assument les fonctions publiques en fonction de leur âge; les esclaves, les artisans et les femmes se contentent d'assurer le fonctionnement matériel). La procréation se fait dans le cadre du mariage de 35 à 55 ans pour les hommes et de 18 à 40 ans pour les femmes (Politique, VII, 16, 1335 a 28-29); le nombre d'enfants dans chaque famille est contrôlé par l'état (Politique, Livre VII, 1335 b 22). Les enfants difformes devront être abandonnés (Politique, VII, XVI, 1335 b 19-21).

Platon écrit le premier texte eugéniste de l'histoire
Dans La République, Platon imagine une société idéale dans laquelle seuls les enfants des hommes et des femmes d'élite sont élevés, où le nombre des naissances est régulé par un contrôle des mariages et où les nouveaux nés sont soustraits à leurs parents: disparition de la famille (Platon, 315 BC). Bien que plus égalitaire que la cité idéale d'Aristote, cette société n'a pas grand chose à envier au Meilleur des mondes d'Huxley, la technologie biologique en moins:

«Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d'élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l'un et l'autre sexe. (...) Toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde.
(...)
Les enfants, à mesure qu'ils naitront, seront remis entre les mains de personnes chargées d'en prendre soin, hommes, femmes, ou bien hommes et femmes réunis; car les charges sont communes à l'un et à l'autre sexe (...). Ces préposés porteront les enfants des sujets d'élite au bercail, et les confieront à des nourrices habitant à part dans un quartier de la ville. Pour les enfants des sujets inférieurs, et même ceux des autres qui auraient quelque difformité, il les cacheront en un lieu interdit et secret, comme il convient [il s'agit de les faire disparaitre, et pas seulement à la vue...].
(...)
Mais lorsque l'un et l'autre sexe aura passé l'âge de la génération, nous laisserons les hommes libres de s'unir à qui ils voudront, hormis leurs filles, leurs mères, leurs petites-filles et leurs aïeules; et les femmes de même, hormis leurs fils, leurs pères et leurs parents en ligne directe, descendante ou ascendante. Nous leur accorderons cette liberté après leur avoir recommandé de prendre toutes les précautions possibles pour que nul enfant, fruit de ces unions, ne voie le jour, et, s'il en est un qui se fraie de force sa route vers la lumière, de disposer de lui en tenant bien compte que la cité ne se charge pas de le nourrir.».
Platon, La République, Livre 5, 459e - 460c

Est sous-entendue que l'excellence et la vertu d'un individu peuvent se transmettre à sa progéniture, suivant une logique héréditaire directe, idées qui n'apparaissaient pas chez Aristote; Platon fait d'ailleurs explicitement référence aux pratiques des éleveurs et à la sélection artificielle du bétail.

L'idée de la dégénérescence est commune dans la culture grecque et s'accorde bien avec l'idéalisme de Platon: à partir du type idéal, des variations apparaissent qui perdent les qualités de la lignée. En 1766, Buffon la reprend dans son histoire naturelle tout en la centrant sur le monde vivant. Elle permet à Buffon d'expliquer les variations à l'intérieur de l'espèce.

Johann Blumenbach l'expose dans sa thèse de médecine de 1775 avec, appliquée à l'Homme, une connotation de plus en plus péjorative: cinq variétés humaines se forment sous l'effet des différences atmosphériques (climats) à partir de la race blanche caucasienne considérée implicitement comme l'originale et la supérieure. Parfois controversée, l'idée ne disparait pas et est utilisée par exemple par Bénédictin Morel en 1857 et 1860 pour expliquer les maladies mentales. C'est dans ce contexte que Darwin publiera L'Origine, puis La Descendance de l'Homme. Le modèle darwinien des variations fortuites est en opposition totale à toutes ces idées (idéalisme et dégénérescence), rejetant toute téléologie.

Galton ou l'obsession de la quantification
Galton crée le mot eugénisme ("bien engendrer") en 1883 ( Galton, Inquiries in human faculty). Comme le souligne Stepen Jay Gould, Galton est obsédé par la mathématisation (Gould, 1986).

Tout en s'intéressant à Gregor Mendel et en pratiquant quelques expériences et recueils de données sur l'hérédité animale, Galton à tendance à confondre méthode scientifique et quantification. Lors de l'exposition universelle de 1884, il installe un laboratoire de mesure des crânes et des corps, mais aucune de ses affirmations n'est scientifiquement fondée.

«Le pouvoir de l'homme sur la vie animale, en produisant toutes les variétés de formes qui lui plaisent, est extrêmement grand. Il semblerait que la structure physique des générations futures soit presque aussi plastique que l'argile, sous le contrôle de la volonté de l'éleveur. Mon désir est de montrer que les qualités mentales sont également sous contrôle, plus précisément que ce qui a été tenté auparavant, pour autant que je sache. »
"The power of man over animal life, in producing whatever varieties of form he pleases, is enormously great. It would seem as though the physical structure of future generations was almost as plastic as clay, under the control of the breeder's will. It is my desire to show, more pointedly than, so far as I am aware, has been attempted before, that mental qualities are equally under control."

( Galton, 1865 citation présente dans Mémoires, 1869)

En fait Galton ne fait que suivre une voie tracée par bien d'autres comme Bernard Moulin (Phrényogénie, 1868). La phrénologie est une pseudoscience qui étudie les bosses des crânes; la phrénologie est aujourd'hui oubliée, mais pas l'expression «avoir la bosse des maths». Pour ses exégètes, Galton est surtout préoccupé de défendre sa classe sociale en évitant les unions entre les individus d'origines sociales différentes. Converti à un antichristianisme farouche, il s'inquiète des conséquences de la charité chrétienne et du développement des valeurs de solidarité.

L'ambivalence de Darwin
L'amélioration du bien-être de l'humanité est un problème des plus complexes. Tous ceux qui ne peuvent éviter une abjecte pauvreté pour leurs enfants devraient éviter de se marier, car la pauvreté est non seulement un grand mal, mais elle tend à s'accroître en entrainant à l'insouciance dans le mariage. D'autre part, comme l'a fait remarquer M. Galton, si les gens prudents évitent le mariage, pendant que les insouciants se marient, les individus inférieurs de la société tendent à supplanter les individus supérieurs. Comme tous les autres animaux, l'homme est certainement arrivé à son haut degré de développement actuel par la lutte pour l'existence qui est la conséquence de sa multiplication rapide; et, pour arriver plus haut encore, il faut qu'il continue à être soumis à une lutte rigoureuse. Autrement il tomberait dans un état d'indolence, où les mieux doués ne réussiraient pas mieux dans le combat de la vie que les moins bien doués. Il ne faut donc employer aucun moyen pour diminuer de beaucoup la proportion naturelle dans laquelle s'augmente l'espèce humaine, bien que cette augmentation entraine de nombreuses souffrances. Il devrait y avoir concurrence ouverte pour tous les hommes, et on devrait faire disparaître toutes les lois et toutes les coutumes qui empêchent les plus capables de réussir et d'élever le plus grand nombre d'enfants.

Si importante que la lutte pour l'existence ait été et soit encore, d'autres influences plus importantes sont intervenues en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature humaine. Les qualités morales progressent en effet directement ou indirectement, bien plus par les effets de l'habitude, par le raisonnement, par l'instruction, par la religion, etc., que par l'action de la sélection naturelle, bien qu'on puisse avec certitude attribuer à l'action de cette dernière les instincts sociaux, qui sont la base du développement du sens moral.
The advancement of the welfare of mankind is a most intricate problem: all ought to refrain from marriage who cannot avoid abject poverty for their children; for poverty is not only a great evil, but tends to its own increase by leading to recklessness in marriage. On the other hand, as Mr. Galton has remarked, if the prudent avoid marriage, whilst the reckless marry, the inferior members tend to supplant the better members of society. Man, like every other animal, has no doubt advanced to his present high condition through a struggle for existence consequent on his rapid multiplication; and if he is to advance still higher, it is to be feared that he must remain subject to a severe struggle. Otherwise he would sink into indolence, and the more gifted men would not be more successful in the battle of life than the less gifted. Hence our natural rate of increase, though leading to many and obvious evils, must not be greatly diminished by any means. There should be open competition for all men; and the most able should not be prevented by laws or customs from succeeding best and rearing the largest number of offspring.

Important as the struggle for existence has been and even still is, yet as far as the highest part of man's nature is concerned there are other agencies more important. For the moral qualities are advanced, either directly or indirectly, much more through the effects of habit, the reasoning powers, instruction, religion, &c., than through natural selection; though to this latter agency may be safely attributed the social instincts, which afforded the basis for the development of the moral sense.

Dans ce texte mis en évidence en conclusion principale de La Descendance de l'Homme, Darwin semble au début se ranger derrière les idées les plus communes de ses contemporains, en particulier de son cousin Galton, regrettant la réduction de la sélection naturelle dans les sociétés humaines, mais c'est pour invalider totalement l'effet de cette sélection naturelle par rapport à l'apprentissage quelques lignes de texte plus bas, en particulier pour ce qui concerne les "qualités morales".

Le Darwinisme pose trois problèmes à la doctrine des trois grandes religions monothéistes. Il nie la différence de nature entre l'Homme et le reste du monde vivant en affirmant l'ascendance commune de l'Homme et des grands singes; il s'appuie sur la diversité (que Darwin appelle variation); et il est fondamentalement non finaliste, la variation n'apparaissant pas déterminée. Darwin ne semble pas trop se battre face aux deux derniers problèmes. Il estime peut-être avoir suffisamment à faire avec le premier. Et même sur le premier Darwin affirme que l'Origine ne s'oppose pas à la religion ().

Faute d'une connaissance des mécanismes de l’hérédité, de ce qui est héritable (inné) ou pas (l'acquis) et du mécanisme à l'origine de la variation il est difficile de défendre le non déterminisme et impossible de s'opposer à sa critique. Darwin ne défend pas non plus explicitement la diversité (nommée variation), mais l'Origine y consacre au moins deux chapitres, et celle-ci est essentielle et indispensable à l'explication. Pourtant, les implications de ce modèle sont majeures: le non-finalisme fait qu'on ne peut prédire les caractéristiques à favoriser en absence de sélection naturelle. Au final ce sont les populations les plus diversifiées qui ont le plus de chances de survivre.

Tout indique pourtant que Darwin à bien perçu l'ensemble des problèmes: Il évite soigneusement d'utiliser le terme évolution dans l'Origine et son adoption très limitée de la notion de progrès (dans la conclusion de l'Origine) apparait plutôt comme un compromis pour favoriser le succès de ses idées. La réaction de Darwin face à la "traduction-trahison" de Clémence Royer est claire et il existe un abime entre sa vision et celle de sa traductrice (qui ne fait pourtant que reprendre les idées dominantes de la bourgeoisie engagée dans la révolution industrielle).

La doctrine darwinienne reste le non interventionnisme en tout domaine (biologique ou économique), parce que ce choix du laisser faire est en accord avec le modèle évolutif du darwinisme: En toute logique, Darwin est anti-eugéniste.

Eugénisme réactionnaire et eugénisme progressiste
Mais l'eugénisme n'est pas le monopole des conservateurs; Les progressistes entendaient à l'inverse abolir les barrières sociales qui qui empêchent les meilleurs éléments de l'humanité d'unir leur sang. A la veille de la Première Guerre mondiale, la Eugenics Education Society, est fondée en 1907 à Londres, et comprend quelque 600 membres dont plus de la moitié sont des femmes, un fait assez extraordinaire à l'époque, mais les positions sont souvent opposées en ce qui concernent par exemple la "morale sexuelle".

L'eugénisme va se développer presque partout dans le monde mais surtout dans les pays protestants. Dans certains états des Etats-Unis, du Canada et dans les pays scandinaves des lois préconisant la stérilisation de certains individus sont votées. Dans les pays où la religion dominante est le catholicisme romain l'encyclique Casti connubii de Pie 9 (1930) bloque l'application des idées eugénistes («Les Hommes ne sont pas engendrés pour la terre et pour le temps, mais pour le ciel et l'éternité»).

Aux Etats-Unis, le mouvement eugéniste se mêle à un contrôle de l'immigration sur des critères raciaux. A partir de 1904 Charles B. Davenport dirige la Cold Spring Harbor Station, soutenue par de riches entreprises et crée une annexe destinée à étudier l'hérédité humaine: l'une de ses études qualifie l'instinct nomade d'héréditaire et l'associe à l'épilepsie et à l'hystérie...

Le Psychologue Henry H. Goddard importe de France les tests d'intelligence de Binet et étudie des familles modèles dont il publie les arbres généalogiques en classant les individus en normaux et faibles d'esprit (1912); il prône la ségrégation des faibles d'esprit dans des institutions nommées "colonies" où on veille à empêcher toute relation sexuelle.

En 1914, 30 états des Etats-unis avaient interdit le mariage des malades mentaux et les mariages interraciaux; en 1937, 33 états introduisent la stérilisation obligatoire des malades mentaux, des épileptiques, des délinquants sexuels. Diverses versions de l'Immigration Restriction Act (1921,1924,1952) établissent des quotas successifs par pays pour les Européens, en proportion des émigrants déjà installés (privilégiant le Royaume Uni, l'Irlande et l'Allemagne). La version de 1924 interdit totalement l'accueil de migrants d'origine asiatique.

En 1922, Svante Arrhenius, un scientifique éclectique, prix Nobel de Chimie (on lui doit les premiers calculs précis sur le réchauffement climatique, la théorie de la panspermie et bien d'autres) participe à la création de l'Institut d'état pour la biologie raciale d'Uppsala. Dans les décennies 1930s et 1940s 63 000 personnes seront stérilisées en Suède dans le cadre d'une politique définie comme "l'eugénisme du bien-être". En poussant la social-démocratie à mettre l'accent sur des valeurs de de productivité, d'efficacité sociale et l'idée d'une société saine, cette politique se rapproche de l'exemple problématique du national socialisme (Spektorowski et Mizrachi, 2004).

D'un eugénisme individuel à un eugénisme de classe sociale, puis à un eugénisme de race, l'idée finit par justifier la guerre.

Des français qui font difficilement école en France
Georges Vacher de Lapouge, anthropologue, militant socialiste, admirateur d'Haeckel, fonde l'anthroposociologie, basée sur le concept de race: «Tous les êtres vivants sont soumis à la sélection naturelle; l'humanité est soumise en outre aux sélections sociales, c'est à dire à l'influence du milieu créé par elle-même.»

Pour lui, l'influence du milieu est bien une sélection au sens darwinien de caractéristiques héréditaires et non un acquis de l'environnement. Mais Vacher de Lapouge est plus un commentateur des idées de son temps qu'un inventeur. Pour définir les races, il utilise trois critères discriminants: la taille, la couleur des yeux, la couleur des cheveux et surtout la forme du crâne. Chaque race (aryenne, alpine, méditerranéenne) se voit attribuer des caractéristiques intellectuelles propres. Vacher de Lapouge reconnait que toute société, toute nation est constituée d'individus "mélangés". Sa théorie raciale constitue évidemment le point faible de son anthropologie d'autant que la phrénologie (qui étudie la forme du crâne), un temps très à la mode, comme on l'a vu plus haut, sera vite rangée dans les pseudo-sciences.

L'urbanisation détruit la race aryenne. Les pauvres s'appauvrissent. Seule une sélection volontaire permet d'échapper à cette dégénérescence en substituant à l'humanité actuelle une race unique et parfaite. Le régime socialiste est à la fois le moyen et le but d'une société où aucun individu n'est spécialisé et ou tous partagent leur existence entre travail manuel et intellectuel. Tout en exposant ce que devrait être la mise en oeuvre froide et idéale d'une sélection raciale par la fécondation artificielle, Vacher de Lapouge envisage difficilement qu'elle puisse résulter de la contrainte, et la juge même au final irréalisable.

L'apparence hétéroclite de ses conceptions a de quoi mécontenter tout le monde et surtout le milieu scientifique français de son époque.

Alexis Carrel est un autre personnage qui détonne. Chirurgien français, il assiste en 1902 à la guérison d'une malade en pèlerinage à Lourdes qu'il présentera comme un miracle. Critiqué sur ce point par ses collègues médecins, il s'expatrie aux Etats-Unis où il travaille sur le maintien en vie des organes isolés et les cultures cellulaires (il prétendra que ces cellules sont immortelles, ce qui sera réfuté par Hayflick et Moorhead en 1960). Prix Nobel de médecine en 1912, il prône l'eugénisme volontaire. En 1935, Carrel publie L'Homme cet inconnu, un ouvrage qui reçoit un succès mondial. Oscillant entre mysticisme et scientisme, il y défend la vision du surhomme et d'une biocratie fondée sur l'inégalité biologique, l'égalité matérielle et l'amour du prochain, mais aussi le (re)conditionnement par le fouet pour les délinquants légers et l'euthanasie des criminels dans un établissement «pourvu de gaz appropriés» (une idée qu'il reprend semble-t-il de la pratique de certains états américains comme la Californie et qui sera elle même reprise par le régime hitlérien).

Antisémite, anti-homo et anti-transsexuel.le.s, il soutient le national-socialisme allemand. Dans une préface à l'édition allemande de 1936 de L'Homme cet inconnu, Carrel écrit: «En Allemagne, le gouvernement a pris des mesures énergiques contre l'augmentation des minorités, des aliénés, des criminels. La situation idéale serait que chaque individu de cette sorte soit éliminé quand il s'est montré dangereux».

En 1941, Carrel rentré en France peut avant le début de la seconde guerre mondiale crée la Fondation française pour l'étude des problèmes humains avec le soutien du Maréchal Pétain, mais celle-ci aura le plus grand mal à fonctionner. Elle inspire le certificat prénuptial mis en place en décembre 1942; préservant le secret médical envers le futur conjoint et l'état civil, revu par le code de santé publique en 1953 il aura peu d'intérêt pratique, et sera abandonné en 2008, 47% des naissances ayant lieu, à cette date hors mariage civil.

En 1990, le Front national, parti politique français d'extrême droite, présentait Alexis Carrel comme un savant humaniste !

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Affiche de Neues Volk (Nouveau Peuple), mensuel de l'Office pour une politique raciale du Parti Nazi: 60 000 deutsche marks est le coût d'un malade héréditaire pour la communauté. Crédit Wikimedia, public domain.
Le national-socialisme pousse dans ses extrêmes toutes les options d'un eugénisme "réactionnaire"
C'est en effet en Allemagne que le mouvement trouve son développement le plus important. En 1921 Eugen Fischer and Fritz Lenz, généticiens réputés, publient Menschliche Erblichkeitslehre, traduit dix ans plus tard (Human Heredity); au delà de sa base purement scientifique, le livre contient nombre de commentaires sur des prétendues infériorités ou supériorités raciales.

Les liaisons dangereuses d'un eugénisme de classes (sociales) à un eugénisme de "races". Adolf Hittler s'appuie sur l'eugénisme des médecins allemands, il lui suffira de remplacer le mot eugénisme par racisme.

Une loi de 1933 impose la stérilisation obligatoire pour les malades atteints de neuf maladies considérées comme héréditaires ou congénitales (dont la schizophrénie ou la chorée de Huntington.). En 1934 et 1935, 400 000 malades sont stérilisés.

Entre 1940 et 1944 les handicapés mentaux et physiques sont carrément euthanasiés dans des chambres à gaz (on estime que 200 000 allemands et allemandes ont été victimes du programme"Aktion T4"); parallèlement des lois sont votées des 1935 contre les juifs, puis contre les slaves et tziganes. Les généticiens juifs allemands qui le peuvent fuient en Angleterre ou aux Etats-Unis.

En parallèle, Adolf Hitler, dans Mein Kampf, défend l'idée que «le peuple allemand doit maintenir sa pureté raciale: les Aryens doivent se reproduire avec les Aryens». Des jeunes filles sont sélectionnées pour être les mères d'une "élite allemande" et installées dans des centres spéciaux; 20 000 enfants auraient étés conçus et élevés dans ces centres.

«L'aryen est le Prométhée du genre humain, l'étincelle divine du génie a de tous temps jailli de son front lumineux (...) Conquérant, il soumit les hommes de race inférieure et ordonna leur activité pratique sous son commandement, suivant sa volonté et conformément à ses buts. Mais en leur imposant une activité utile quoique pénible, il n'épargna pas seulement la vie de ses sujets; il leur fit peut-être un sort meilleur qu'il leur était dévolu lorsqu'ils jouissaient de ce qu'on appelle leur ancienne liberté.»
Adolf Hitler, Mein Kampf, 1926, t.1, chap.11, p.289

Le programme n'est rien d'autre que la restauration de l'esclavage... Tout était écrit, sauf pour les aveugles.

La facette progressiste de l'eugénisme
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Hermann Joseph Muller. 1936. Out of the night: a biologist's view of the future. Trad. Jean Rostand. 1938. Hors de la nuit: vues d'un biologiste sur l'avenir. Gallimard. Internet Archive.
Hernann Muller, un généticien américain très connu pour ses travaux sur les mutations (souvent létales) induites par les rayons X vient travailler en URSS en raison de ses sympathies communistes; en 1935 Muller écrit un essai eugéniste: Out of the night. Il en envoie la traduction à Staline accompagné d'une lettre: Muller, 1936); malgré toutes les précautions prises par Muller pour distinguer son projet de l'eugénisme nazi visant la "purification de la race", et du "laissez faire" (en français dans le texte) libéral, il ne convainc pas Staline. Muller doit s'enfuir en 1937 avec un convoi de combattants pour l'Espagne, et le traducteur russe de son livre eugéniste est exécuté ! Il est vrai que dans le même temps, Muller soutient les généticiens russes opposés à Lyssenko (cf L'affaire Lyssenko) et accuse ce dernier de chamanisme. Il n'avait pas choisit le "bon" camp (et en généticien honnête, ne pouvait pas le choisir).

Mais le livre de cette personnalité atypique est traduit en français par Jean Rostand accompagné d'une préface dans laquelle le traducteur qualifie l'auteur d'anticipateur...

Effectivement pour ne prendre qu'un exemple, dans le chapitre 4 du livre, Muller imagine un monde où chaque homme, en quelque endroit qu'il se trouve peut entrer immédiatement en communication avec tous les autres hommes de la planète et dans lequel "on perfectionnera les méthodes pour conserver et reproduire, jusque dans le privé les sons et les vues remarquables du passé" (cela ne vous évoque-t-il rien ?). Et dans son optimisme démesuré, Muller écrit: "Les injustes prétentions de quelques-uns seront-elles encore capables de nous dominer quand les liens organiques de tous avec tous seront devenus si complets ?"

A vrai dire la plupart des chapitres sont assez visionnaires et Muller revendique l'émancipation de la femme, le contrôle des naissances, la disjonction de la fonction reproductrice et de la vie amoureuse; on retrouvera ces mêmes idées mises en forme dans un contexte bien plus inquiétant par Aldous Huxley, ce qui n'est pas étonnant compte tenu des relations complexes entre tous ces protagonistes, mais pour Muller l'eugénisme ne peut fonctionner de façon satisfaisante que dans une société préalablement transformée par le socialisme.

La préconisation essentielle d'Out Of The Night est un eugénisme volontaire basé sur l'insémination artificielle avec un sperme sélectionné, de femmes "célibataires", ou de couples souhaitant des enfants "équipés de gènes de grande valeur".

Ce qui apparait aujourd'hui à beaucoup d'entre nous comme une illusion (le rôle majeur donné aux gènes) est plus excusable dans le contexte des connaissances, ou plus exactement des croyances, de l'époque.

Il est quand même étrange de constater que le monde du futur décrit par Hermann Muller se trouve en partie réalisé aujourd'hui, sauf que la société coopérante et socialiste dont il rêvait n'existe nulle part, que les idées eugénistes se sont estompées avec la relative prise de conscience qu'un être vivant n'est pas réductible à ses gènes, que nous ne maitrisons pas (du tout) l'énergie de l'atome, et que notre avidité de ressources naturelles et d'énergie nous conduit à détruire la Terre. On comprend pourquoi il serait difficile d'écrire aujourd'hui une telle ode au "progrès".

Julian Huxley, frère de l'auteur du Meilleur des mondes est également partisan d'un eugénisme progressiste. Avec Hermann Muller et John Haldane, il est un des inspirateurs et premiers signataires du Manifeste des généticiens.

Le manifeste des généticiens est publié à la veille de la seconde guerre mondiale
Le 7e congrès international de génétique aurait du se tenir à Moscou en 1937. Annulé par Staline sur fond de "terreur rouge", il se tiendra finalement à Edimbourg à la veille de la seconde guerre mondiale. En marge du congrès et en réponse à une question posée par le Science Service américain (Washington) quelques scientifiques de renom écrivent une réponse intitulée Social biology (Biologie sociale, qu'il ne faudrait surtout pas confondre avec la sociobiologie), également connue sous le nom de "Manifeste des généticiens".

La question était «Comment la population mondiale pourrait-elle être améliorée le plus efficacement génétiquement ?». La question serait sans doute tabou aujourd'hui par son caractère eugéniste, mais si on met de côté cet aspect dans la réponse (qui propose une "sélection consciente" assez floue dans ses modalités), le texte pose un certain nombre de prérequis loin d'être atteints aujourd'hui dans aucun état au monde et qui en font un texte étonnamment progressiste; ainsi le 6e prérequis est:

«Sixièmement, la sélection consciente nécessite, de plus, que la ou les directions que doit prendre cette sélection soient approuvées, et ces directions ne peuvent pas être sociales, c'est-à-dire convenant au bien de l'humanité dans son ensemble, sans que les motivations sociales prédominent dans la société. Ceci en retour implique son organisation socialisée. Les objectifs génétiques les plus importants, du point de vue social, sont l'amélioration des caractéristiques génétiques produisant (a) la bonne santé, (b) le complexe qu'on nomme intelligence, et (c) les qualités de tempérament qui favorisent l'empathie et la sociabilité plutôt que celles (aujourd'hui plus estimées par beaucoup) qui produisent le "succès" personnel, au sens où succès est usuellement compris de nos jours.»

1939. Social Biology and Population Improvement.

On mesure combien ces prérequis sont précieux face à une société ultralibérale qui met en avant la concurence et l'individualisme. Que l'on soit favorable à l'eugénisme ou pas, la réalisation des prérequis énoncés dans ce manifeste devrait constituer un objectif pour l'humanité (et on ne peut évidement que souhaiter qu'on s'abstienne de toute activité eugéniste en absence de la réalisation de ces prérequis).

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"Enfant géopolitique observant la naissance d'un homme nouveau", 1943, Salvador Dali. © Salvador Dali.
En 1942 Julian Huxley publie Evolution: the modern Synthesis (cf Evolution). A la suite de la seconde guerre mondiale, il s'oppose à l'utilisation du terme de race comme concept scientifique en anthropologie. En 1957, trouvant le mot eugénisme trop connoté par ses dérives, il définit le terme de transhumanisme: le transhumain est «un homme qui reste un homme, mais se transcende lui-même en déployant de nouveaux possibles de et pour sa nature humaine». Ceci n'est sans doute plus la définition que les transhumanistes donneraient aujourd'hui.

Le trans-humanisme, un avatar pseudo-philosophique
Le transhumanisme se veut scientifique et rationnel mais n'utilise en fait que des arguments biaisés. Il est curieux de voir que les transhumanistes d'aujourd'hui utilisent des affirmations (comme: aucune technologie ne peut être contre nature) en contradiction totale avec le modèle évolutionniste d'un Julian Huxley qui distinguait le non-vivant du vivant et le vivant de l'esprit; hors Julian Huxley peut-être considéré comme un des fondateurs de la pensée transhumaniste. Prétendre que le transhumanisme, parce qu'il s'appuie sur des lois physico-chimiques, est un prolongement de la nature biologique et des sociétés humaines nie le fait que le fonctionnement des êtres vivants constitue un dépassement de ces lois physico-chimiques, et que le fonctionnement des sociétés humaines qui met en oeuvre l'esprit et la conscience est un dépassement des mécanismes de l'évolution biologique.

Le transhumanisme d'aujourd'hui semble avoir abandonné la vision égalitariste et sociale d'un Julian Huxley ou d'un John B. S. Haldane pour une approche souvent très individualiste, mais il faut reconnaitre que le courant transhumaniste est multiforme.

Certain.e.s (Jean Mariani et Danièle Tritsch, 2018) dénoncent l'avancée masquée à travers le transhumanisme "d'une gigantesque toile d'intérêts économiques".

Références

Nathalie Ernoult. 2005. Une utopie platonicienne : la communauté des femmes et des enfants. Clio.

François-Xavier Ajavon. 2004. L'inhumain et le surhumain en Grèce ancienne. Le Philosophoire 2004/2 (n° 23), pages 149 à 164 .
François-Xavier Ajavon. 2006. L'étrange et inquiétant Platon de Hans F.K. Günther. Erudit.
 
Bernard Moulin. 1868. Phrényogénie; ou, Données scientifiques modernes pour doter ab initio ses enfants de l'organisation phrénologique du génie et du talent supérieur. Dentu, Libraire, Paris. Google Books.
La lecture de Bernard Moulin est assez divertissante. Ses conceptions sont très éloignées d'une hérédité mendélienne. A noter qu'à l'inverse de nombreux contemporains, il prône le mélange: «Des observations recueillies depuis plusieurs siècles confirment les beaux résultats du croisement des races te des individus de nations différentes.»

Marc E. Weksler. 2004. L'affaire Alexis Carrel. M/S: médecine sciences v20, 6–7: 707–709. id.erudit.org/iderudit/008693ar

↑ Hermann Muller. 1936. (John Glad. 2003). Letter to Stalin. The Mankind Quarterly 43 (3): 305-319.

1939. Social Biology and Population Improvement. Nature 144. 16 September:521-522, original en mode image, texte (eugenics.us), traduction en français.

Nicola Bertoldi. 2019. L'eugénisme comme objet pour l'histoire des sciences et comme problème contemporain. journals.openedition.org/cdst/720

Jean Mariani et Danièle Tritsch. 2018. Transhumanisme: de l'illusion à l'imposture. CNRS, Le Journal.

Stephen Jay Gould. La mal-mesure de l'homme, l'intelligence sous la toise des savants. Collection Biblio. Paris : Le Livre de Poche, 1986: 82.

Spektorowski et Mizrachi. 2004. DOI: 10.1177/0022009404044443.

Charles Darwin. 1871. The descent of man and selection in relation to sex. London, John Murray. (trad. Barbier E. 1891. La descendance de l'homme et la sélection sexuelle. Paris, Reinwal et Cie.). Wikisource, Archive.org

Un eugénisme libéral et individuel

L'eugénisme n'a pas disparu aujourd'hui, mais prend une facette plus libérale, au lieu d'être basé sur des lois restrictives imposées par état fort, il est fondé sur le désir des parents de choisir des traits de sa descendance, c'est la quête de "l' enfant parfait".

Compte tenu du peu d'avancement de la biologie et de la médecine jusqu'au milieu du 20e siècle les idées eugénistes se sont développées sans relation avec celles qui visent à maitriser la procréation (procréation médicalement assistée ou PMA ou AMP). Il n'en est plus de même aujourd'hui.

La maitrise de la procréation
L'insémination a été documentée en 1793 par le chirurgien écossais John Hunter en utilisant une sorte de pipette (Il s'agissait de traiter une stérilité masculine et le sperme fut prélevé par incision du testicule), mais on suppose que ce n'était pas réellement la première fois: l'utilisation de sperme recueilli par les voies naturelles a du être pratiquée bien avant. Cette pratique (nommée insémination artisanale) toujours utilisée aujourd'hui, en particulier par les couples de lesbiennes pour éviter un rapport sexuel, ou des couples confrontés à une difficulté d'érection, ne nécessite aucun recourt à un médecin et permet de connaitre le donneur (s'il y a un donneur extérieur au couple par nécessité biologique). Elle présente un risque infectieux (évitable grâce à des tests sanguins pratiqués par le donneur -dépistage du SIDA, de l'hépatite, etc.-) et surtout un risque juridique dans les pays comme la France où elle est interdite (article L1244-3 du code de la Santé Publique). Si le donneur reconnait l'enfant, il peut obtenir des droits de visite...

Le sperme recueilli dans un récipient stérile est introduit au fond du vagin (en période d'ovulation) avec une seringue également stérile (ex: Doliprane en suspension buvable), la receveuse restant en position allongée une trentaine de minutes. Le taux de réussite est du même ordre que celui d'un rapport sexuel, c'est à dire faible. A noter que le "don" pratiqué au moyen d'un rapport sexuel n'est évidemment pas illégal à condition qu'il soit gratuit.

L'insémination artificielle proprement dite, est médicalisée et très réglementée par la loi, qui varie d'un pays à un autre. Les spermatozoïdes sont introduits directement dans l'utérus après capacitation (celle-ci n'étant plus assurée par la traversée de la glaire cervicale: les spermatozoïdes les plus lourds sont récupérés au fond d'un tube après centrifugation); On utilise souvent du sperme congelé provenant d'une banque de sperme. On ne se contente généralement pas d'introduire les spermatozoïdes au bon moment du cycle: la receveuse subit un traitement pour déclencher l'ovulation et si possible obtenir deux ovocytes à la fois.

Le désir de contrôler les dons à travers des banques de sperme relève consciemment ou non de l'eugénisme.

La fécondation in vitro, beaucoup plus complexe, consiste à assurer la rencontre des ovocytes et des spermatozoïdes en dehors de l'utérus; à implanter ensuite une partie des embryons obtenus, éventuellement après un diagnostic pré-implantatoire. Elle ouvre évidemment la porte à une sélection eugéniste, ou selon le sexe, etc. Techniquement tout (enfin pas tout à fait) est possible (1); les seules limites actuelles sont légales.

Un paradoxe est que les défenseurs de la procréation médicalement assistée invoquent un fonctionnement du génome trop complexe pour que l'eugénisme ait un sens et tentent de dédouaner ainsi ces techniques de toute pratique eugéniste. L'argument est totalement irréaliste; s'il est vrai que des caractéristiques difficiles par ailleurs à définir comme l'intelligence lui échappent, il existe des banques de sperme "de luxe" (comme Cryos Internationale) proposant des paillettes de "haute qualité" (définies souvent comme provenant d'un grand donneur blond aux yeux bleus) et même des banques publiques permettant un choix cohérent avec certaines caractéristiques physiques du couple adoptant.

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"Girl Child is precious": publicité pour valoriser les filles, maternité de Pondichéry, Inde. © Michel Racine
Dans la pratique les lois sont très vites détournées. Ainsi, en Inde, il est interdit de déterminer le sexe à la naissance et de pratiquer un avortement pour cette raison, mais la loi n'est pas appliquée. Dans de nombreux états indiens où la transmission des biens est patrilinéaire (nord-ouest), des foetus filles sont éliminés avant la naissance et le ratio fille / garçon à la naissance est anormalement bas.
L'utérus artificiel
Le perfectionnement ultime de la procréation médicalement assistée est l'affranchissement de la dépendance d'un utérus féminin pour mener à bien la gestation. La technique progresse rapidement sous couvert comme d'habitude de soigner; mais qui peut s'opposer à l'idée de sauver un bébé prématuré ?

On est cette fois-ci tout à fait plongé dans le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley.

La perspective en inquiète beaucoup.

Pour Henri Atlan, au contraire, à supposer que l'humanité ne verse pas dans le totalitarisme, «l'utérus artificiel permettrait de mettre fin à la guerre des sexes. Les anthropologues s'accordent à dire que depuis l'aube des temps, les hommes ont nourri à l'égard du pouvoir procréatif des femmes une jalousie obscure et mortelle, ont entrepris de les dominer pour contrôler leur ventre et s'approprier le fruit de leurs entrailles. Si cette asymétrie disparait, ne resterait plus que la fraternité... et le désir.»

On commence toujours par une philanthropie médicale, puis la logique technicienne s'étend.

Etat des lieux
L'eugénisme peut être considéré comme d'une doctrine idéologique ou comme une pratique, l'application technique d'un savoir.

L'eugénisme peut être considéré comme une politique d'Etat ou une pratique privée. Dans le premier cas, elle concerne l'ensemble d'une population; dans le deuxième, elle fait l'objet d'un choix individuel. Quelle qu'en soit la forme, l'eugénisme "d'aujourd'hui" est plus présent dans certains pays (par exemple en Chine) que dans d'autres.

Références

(1) Dans la pratique l'identification des allèles des gènes est souvent complexe et surtout mis à part quelques gènes impliqués de manière isolée dans le déterminisme de maladies rares (cf la myopathie de Duchène), la plupart des gènes agissent en réseau; la complexité des interactions dans ces réseaux est telle que leur maitrise est repoussée dans un lointain futur si l'Homme y parvient un jour.

Insémination artisanale. Wikipedia.
Insémination artificielle faite maison.

Mathilde Damgé, Anne-Aël Durand et Séverine Maublanc. 2019. PMA, DPI, accès aux origines, GPA : ce que changera (ou non) la loi de bioéthique. Le Monde.

Eric Favereau. 2005. L'utérus artificiel, un pas de plus vers la séparation totale entre sexualité et procréation. Interview d'Henri Atlan. Libération.

Docteur Jekyll and Mr Hyde

Est-ce le bouillonnement de la révolution d'octobre ? Toujours est-il que la Russie et l'URSS ont vu apparaitre nombre de biologistes atypiques, sinon marginaux.
La science de la reproduction entre lumière et ombre
Dans les années 1920, Ilya Ivanovich Ivanov pratique avec succès l'insémination artificielle de Chevaux, une technique aujourd'hui devenue la norme en élevage. La facette beaucoup plus controversée de son travail est la tentative d'hybridation entre grands singes et humains: parvenu à faire financer une expédition en Guinée française par le gouvernement bolshevik il insémine sans succès trois femelles Chimpanzé avec du sperme humain. Il échouera a réaliser le croisement inverse entre cinq femmes russes volontaires par manque de sperme animal. Ces expérimentations dont les motivations évoquent les epsilons du Meilleur des mondes d'Huxley resteront cachées jusque dans les années 1990. Ivanov est arrêté avec d'autres scientifiques en 1930 pour des motifs qui n'ont rien à voir avec ces expérimentations et exilé au Kazakhstan.

Des maladies rares, le généthon
Une des maladies les plus connues, la myopathie de Duchène touche un garçon sur 4 000 (et très rarement les filles). Elle s'explique par la mutation d'un gène unique localisé sur le chromosome X. L'allèle muté étant récessif, les femmes sont transmettrices; elles ne sont atteintes que si elles possèdent deux allèles mutés, un sur chaque chromosome X. Il s'agit donc d'une hérédité liée au sexe. Le gène code une protéine nommée dystrophine intervenant dans la liaison entre la protéine actine et la membrane cellulaire. Il n'existe aucun traitement, mais la maladie peut-être détectée lors d'un diagnostic prénatal (dans une famille à risque); des recherches utilisant la technique Crispr / Cas9 d'édition du gène muté ont été réalisées sur le Chien. Ce type d'intervention est banni dans l'expèce humaine.

Relativisme
A l'opposé des maladies rares, le diabète est une maladie grave, fréquente, qui possède un part certaine de déterminisme génétique, mais impliquant de très nombreux gènes. Et certains allèles de ces gènes auraient été sélectionnés dans des environnements bien particuliers (Neel, 1999).

La moralité de cette histoire, c'est que nous ne saurons jamais quelle direction prendre parce qu'aucune direction n'est meilleure qu'une autre. L'avenir est dans la diversité.

En guise de conclusion

En stockant l'information à l'échelle moléculaire l'ADN permet aux êtres vivants d'être des machines à apprendre. Mais les résultats de l'apprentissage ne sont pas enregistrés directement. Un processus lent et complexe impliquant les niveaux d'organisation supérieurs que sont les organismes et les populations et qui s'appelle la sélection naturelle est nécessaire.

Appréhender dans son essence ce que la nature, par essai / erreur, à mis des millions (et même des milliards) d'années à produire ne nous est pas révélé et nous restera sans doute en grande partie inaccessible.

Erwin Chargaff, est un des grands scientifiques du 20e siècle; ses recherches ont largement contribué à la découverte de le structure de l'ADN, la molécule de l'hérédité (cf La double hélice). Contrairement à d'autres spécialistes de biologie moléculaire il s'est toujours montré inquiet des conséquences des technologies qui en sont issues:

«On peut abandonner la fission de l'atome, mettre un terme aux voyages sur la Lune ; on peut s'abstenir d'utiliser des aérosols ; on peut même imaginer que soit prise la décision de ne plus tuer des populations entières à l'aide de quelques bombes. Mais de nouvelles formes de vie ne peuvent revenir en arrière. (…)

Ce monde nous est prêté. Nous ne faisons qu'y passer, et au bout de peu de temps, nous laissons la terre, l'eau et l'air à ceux qui nous succèdent. Ma génération -ou peut-être celle qui l'a précédée- est la première à avoir livré à la nature une guerre coloniale exterminatrice sous la bannière des sciences. L'avenir nous maudira pour cela.»

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Notre Dame de Paris, portail du jugement dernier (détail). Crédit pianch (Flickr), modifié, © Creative Commons by SA.

L'arbre de la connaissance symbolise le désir de l'être humain de vouloir tout connaitre pour acquérir le pouvoir des dieux.
Nous avons les outils, mais savons nous pourquoi les utiliser ?
Les techniques de manipulation de l'ADN sont en voie de progresser au moins autant que celles du séquençage. Ce qui n'était qu'un bricolage et dont nous n'avons fait qu'un usage quasi absurde (13) nous ont permis de mettre au point des organismes génétiquement modifiés (OGM), mais celles du futur ouvrent des perspectives vertigineuses. Pour ne prendre qu'un exemple, les systèmes CRISPR-Cas et des ARNi permettent, par simple détournement, la mise au point d'outils moléculaires permettant une édition précise et rapide des séquences (Charpentier et Doundna, 2014).

Cette fois il ne s'agit plus de bricolage mais de technologies efficaces, demandant peu d'investissements et donc accessibles à beaucoup. Si les multinationales seront peut-être mises hors-jeu, les personnes les mieux intentionnées ne peuvent que jouer avec le feu et les plus mal intentionnées disposer d'armes terrifiantes (14).

Il est par ailleurs assez malheureux de constater que tous nos eugénistes, transhumanistes et guérisseurs de maladies rares se focalisent sur le matériel biologique, de plus réduit à ses gènes, en faisant une totale abstraction de l'esprit (ce que Darwin appelait les qualités morales) et dont l'évolution pourrait être davantage instructiviste et déterminé par la qualité de notre vie sociale.

Références

13. A peu près 70 plantes transgéniques sont autorisées à l'importation en Europe dont la plus grande partie sont résistantes à des herbicides à base de glyphosate (comme le Roundup), ou à d'autres herbicides, ce qui permet évidemment de répandre encore plus d'herbicides dans les champs (En 2017, une pétition à la Commission européenne pour l'interdiction du glyphosate en Europe a réuni plus d'1,3 million de signatures sans succès à ce jour).

Un résultat misérable illustrant le détournement par les "puissances de l'argent" d'une technologie qui aurait pu être prometteuse (pour être totalement objectif 2 de ces OGM -sur 70- sont des Œillets dont la couleur est modifiée, ce qui est bien plus anodin, mais représente l'exception qui confirme la règle).

14. Un rapport "secret défense" pointe les risques de manipulations génétiques à des fins terroristes. Le Monde, 7 février 2017.

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 Erwin Chargaff. 1978. Heraclitean Fire. (2006. Le feu d'Héraclite, scènes d'une vie devant la nature. Viviane Hamy). L'édition française est en fait une traduction de la version allemande parue en 1979 dans laquelle «ont été ajoutés de nombreux passages et été retranchés quelques autres»

Une suite d'essais dans un style flamboyant et cultivé. Certains sketches sont emprunts d'humour (noir) et tous d'un profond humanisme. Chargaff est l'un des premiers scientifiques qui nous met en garde envers les technologies du génie génétique qui constituent de son point de vue «un danger plus grand pour l'humanité que les technologies de l'énergie nucléaire.»

Le texte n'a pas pris une ride et est même, dans des temps où l'édition du génome est ouverte, de plus en plus actuel.

 Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doundna. 2014. The new frontier of genome engineering with CRISPR-Cas9. Science 346, DOI: 10.1126/science.1258096

James V. Neel. . Diabetes Mellitus: a "thrifty" Genotype rendered detrimental by "Progress"? Bulletin of the World Health Organisation (pdf).

 Bibliographie

Dominique Aubert-Marson. 2010. Histoire de l'eugénisme. Ellipses, Paris.
Un des rares livres dédiés au sujet.
Aldous Huxley. 1931. Brave New World. Chatto & Windus, London (1932. Le Meilleur des Mondes. Plon, Paris).
Le titre de cette page réfère évidemment au roman d'anticipation d'Aldous Huxley décrivant une société totalitaire basée sur l'inégalité, la manipulation des corps et des esprits aboutissant à la disparition du libre arbitre donc de la liberté.

Jacques Testart. texte 712.

Adresse de cette page: http://www.didac-tic.fr/concepts/gene/brave_new_world/index.php