sur le même site :
Mendel était-il mendélien ?
La double Hélice
Brave New World
Darwin, Engels et Marx
  1. La vernalisation
  2. Guerre à l'intelligensia
  3. 1948 - L'Affaire
  4. Une erreur ?


L'interprétation de l'affaire Lyssenko continue de faire débat chez les historiens: s'agit-il d'un cas de pseudo-science, d'une dérive stalinienne ou est-ce consubstantiel du matérialisme dialectique ?

Comme le souligne Dominique Lecourt (Lecourt, 1976: 49), l'affaire Lyssenko ne suit pas un trajet linéaire dans lequel les différents protagonistes défendraient chacun une ligne prédéterminée. On pourrait plutôt y voir le fruit d'interactions entre des êtres emportés par le vent de l'histoire et qui dans une lutte pseudo-darwinienne se battent sinon pour leur survie, au moins pour conserver leur place.

La vernalisation

25 ans avant la découverte de la structure de l'ADN, le mécanisme moléculaire de l'hérédité est prédit en Russie
A la veille de la révolution d'octobre, la Russie possédait une communauté scientifique très dynamique dans le domaine des sciences de la vie avec une personnalité dominante, Nikolay Koltsov. Né dans une famille aisée et fondateur de l'institut de biologie expérimentale, Kolstov échappe une première fois à la mort en 1920, lorsqu'il est arrêté avec un millier d'autres personnes, sous l'accusation d'activités anti-soviétiques. Nikolay Koltsov ne doit son salut qu'à l'intervention de son ami Maxime Gorki auprès de Vladimir Lénine.

En 1927, il imagine une protéine géante présente dans les chromosomes et constituant le support de l'hérédité, constituée de deux brins miroirs et capable de se répliquer en utilisant chaque brin comme modèle (Kizilova).

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Affiche de propagande, 1934. Auteur inconnu.
Lorsque Staline met fin à la NEP (Nouvelle Politique Economique) de Trotsky et Lénine en 1928, renationnalisant toute l'économie, les terres vont désormais être exploitées en kolkhoze (des structures hybrides de mise en commun) et en sovkhozes (fermes d'état). C'est dans ce contexte que l'agronome Trofim Lyssenko, qui travaille à l'institut de génétique d'Odessa publie une communication sur la vernalisation.

Le fait que certaines conditions soient nécessaires pour faire passer des végétaux d'un stade à un autre n'a pas été inventé par Lyssenko, en particulier il était connu que des céréales d'hiver ne peuvent fleurir (ou fleurissent moins bien et plus tardivement) si on les plante au printemps, sauf si les graines sont exposées préalablement en laboratoire à l'humidité et au froid. Par contre c'est Lyssenko qui définit le mot vernalisation. Et dans la pratique Lyssenko avait fait placer (par son père) un sac de blé d'hiver sous la neige avant de le semer au printemps. On a attribué au procédé une amélioration considérable des rendements. Si les graines ainsi traitées sont mieux protégées pendant l'hiver (en cas de très fortes gelées), le résultat n'est pas si spectaculaire que cela et aujourd'hui, on sème encore le plus souvent le blé d'hiver... en hiver (la pratique doit être adaptée au climat local).

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Kolkhoze. Auteur inconnu.
Lyssenko qui aime à l'époque se présenter comme un "paysan aux pieds nus" n'a aucune formation théorique en génétique et on peut difficilement lui reprocher une interprétation des faits fondée sur l'idée fausse d'une adaptation, parce que c'est l'idée la plus partagée à l'époque. Comme présenté sur la page consacrée au concept de gène, il faudra 5 ans à Jacques Monod pour effectuer le changement de paradigme, et découvrir la régulation génétique, grâce à un organisme bien plus simple, la bactérie E. coli. Pour Lyssenko, l'hérédité est «l'exigence par la plante de conditions déterminées pour vivre et se développer». En soumettant les graines de blé d'hiver au froid humide, on "ébranle son hérédité" et on le transforme en blé d'été. Mais on trouve difficilement dans les travaux de Lyssenko la moindre expérimentation visant à vérifier cette hérédité acquise. S'il y en avait eu, elles l'auraient de toute façon probablement contredit. Et à la suite de Lecourt, il est permis de penser que Lyssenko n'est pas vraiment lamarckien dans la mesure où pour Lyssenko, la transformation obtenue ne se maintient que dans les conditions où elle a été obtenue; autrement dit si les descendants du blé d'hiver vernalisé sont semés au printemps sans avoir étés eux-même vernalisés, ils ne fleuriront pas (Lecourt, 1976: 127). Donc l'explication de Lyssenko, contrairement à une explication lamarckienne, n'est pas falsifiable.

C'est en s'abritant sur la renommée d'un jardinier, Ivan Mitchourine, qui lui pratique la génétique (des expériences d'hybridation et de sélection) que Lyssenko essaye de trouver une base théorique. Ce faisant il contribue à la popularité de Mitchourine (leur deux popularités vont s'enrichir mutuellement). Il semble clair qu'une partie de l'expérimentation de Mitchourine relève de la pseudo-science, mais sans doute une partie seulement. Mitchourine pensait que la science devrait être réorganisée sur la base sur la base de la doctrine de Marx, d'Engels, de Lénine. Il ne rejette pas l'hérédité mendélienne, mais pense que l'influence de l'environnement est bien supérieure; hors la seconde apparait bien plus facilement cohérente avec le matérialisme dialectique. Etonnamment, à cette époque, Lyssenko est défendu par son "chef", le botaniste Nikolay Vavilov y compris lorsqu'il est critiqué par Nikolay Koltsov (Roll-Hansen, 2005). Vavilov, au cours de multiples voyages à travers le monde, constituera une banque de graines unique au monde, qui heureusement, lui survivra.

En 1931 voulant généraliser sa méthode de plantation hors saison à la Pomme de terre alors touchée par un virus entrainant la "dégérérescence", Lyssenko nie l'infection et propose de planter les pommes de terre en été au lieu du printemps. Les résultats obtenus seront contradictoires et discutés (la méthode contribuerait à répandre le virus, entrainant une accélération de la dégénérescence), ce qui n'empêchera pas certains de ses admirateurs d'en proposer la méthode en France (Mathon, 1953).

Guerre à l’intelligentsia

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Marx, Engels, Lénine, Staline. Affiche de propagande; domaine public.
En 1935 Trofim Lyssenko rencontre Isaak Izrailevich Prezent, un philosophe des sciences qui va apporter une base idéologique aux pratiques agronomiques du premier. Dans un article du Bulletin de vernalisation de Lyssenko les agronomes classiques qui travaillent sur la sélection de variétés se voient reprocher leur lenteur, mais surtout de se baser sur une science "bourgeoise" (Lecourt, 1976: 61).

L'analyse par Lyssenko et Prezent des travaux de tous les scientifiques cités (Darwin, Mendel, Weismann, Morgan, Koltsov, etc.) pour se démarquer de cette science "bourgeoise" n'est qu'un fatras de mensonges et d'incohérences.

Qu'est ce que le matérialisme dialectique ?
Dominique Lecourt, en marxiste, confronte les énoncés qu'en donnent Lénine et Staline (Lecourt, 1976: 140-142). Lénine dans la continuité d'Hegel écrit: «La condition pour connaitre tous les processus de l'univers dans leur mouvement et leur développement spontané est de les analyser comme ensemble de contraires» pour Staline, toujours cité par Lecourt «Les phénomènes de la nature sont éternellement changeants et mouvants et leur développement contradictoire est le résultat de l'action de forces contraires». Et Lecourt de noter dans une certaine bienveillance le glissement d'une pratique vers une conception ontologique du matérialisme dialectique en tant que loi naturelle. Une loi qui devient principe d'évolution, le développement redéfini comme «un mouvement progressif ascendant (...) un mouvement du simple au complexe, de l'inférieur au supérieur». Mais dans les pages qui précèdent du même livre cet auteur va plutôt plus loin: «Force nous est de reconnaitre que, si le matérialisme historique (...) a été mis à l'épreuve (au point de se présenter aujourd'hui comme un corps de concepts assez cohérent (...) il en va tout autrement de la philosophie, marxiste, du matérialisme dialectique, qui reste (...) dans un état d'inélaboration théorique tel que la question de son existence se pose toujours (Lecourt, 1976: 137-138).

Jacques Monod dans Le Hasard et la nécessité (Monod, 1970: 46-49) essaie de recontruire le raisonnement qui de Hegel à Marx permet la fondation du matérialisme dialectique. Membre quelques années du parti communiste français, il le quitte en 1948 précisément à la suite de "L'Affaire Lyssenko". Moins bienveillant que Lecourt, Jacques Monod parle d'inversion de la dialectique idéaliste de Hegel. Ce qui lui parait cohérent chez Hegel analysant l'univers comme un processus dialectique dans un «système qui ne reconnait de réalité permanente et authentique qu'à l'esprit» devient chez Marx une "projection animiste" recherchant dans l'expérience subjective de la pensée l'expression des lois universelles: «Puisque la pensée est partie et reflet du mouvement universel et puisque son mouvement est dialectique, il faut que la loi d'évolution de l'univers lui même soit dialectique (...). La dialectique est constructive. L'évolution de l'univers est donc elle-même ascendante et constructive». Il faut pour cela que le monde extérieur soit littéralement présent à la conscience dans l'intégrité totale de ses structures et de son mouvement (ce qui est une négation de la philosophie de Hegel et de toutes les connaissances scientifiques actuelles dans le domaine de la cognition). Et Monod de conclure à la faillite épistémologique du matérialisme dialectique.

L'application au monde vivant du matérialisme dialectique préfigure la théorie des deux sciences
La grande erreur de Lyssenko n'est pas de s'opposer à la transposition du principe de la sélection naturelle et de la concurrence aux sociétés humaines, mais de s'opposer à l'idée même de sélection naturelle: puisque le mécanisme (constaté ou souhaité par le marxisme) d'évolution des sociétés humaines n'est pas celui du monde vivant expliqué par la sélection naturelle c'est que la théorie de la sélection naturelle est fausse. Lyssenko se raccroche alors à une hérédité "acquise" et est conduit à rejeter en bloc la génétique mendélienne, l'hérédité chromosomique et le dogme de l'indépendance de la lignée germinale de Weismann.

Influencé par Prezent, Lyssenko cherche-il à travers ses lectures des motifs de rejet de cette science bourgeoise ? Il retient le racisme de Weismann, mais ce racisme est absent de la théorie du plasma germinatif et n'existe que dans les extrapolations qu'en ont fait certains de ses contemporains. Et le rejet de Mendel n'est obtenu que par un retour en arrière, Weismann et Mendel s'accordant sur le caractère immuable du matériel héréditaire. La critique de Darwin par Lyssenko reprend semble-t-il celle de Marx et concerne l'emprunt à Malthus du fait qu'il nait plus d'individus qu'il n'en peut survivre; mais adopter la sélection artificielle des éleveurs tout en rejetant la sélection naturelle (réduite à une "lutte intraspécifique") sous prétexte que Malthus est un économiste réactionnaire est incohérent; ce point a déjà été discuté sur la page Darwin, Engels et Marx et représente un contresens total du modèle darwinien.

Envisager l'évolution au niveau d'une population plutôt qu'au niveau des individus aurait permis à Lyssenko de résoudre les effets contraires de l'identité génétique et de la pression de l'environnement (qui constitue donc une dialectique), mais il fallait accepter pour cela la concurrence entre individus (y compris d'une même espèce), admettre que les lois biologiques sont indépendantes des lois sociales et abandonner l'idée qu'un matérialisme historique puisse constituer une explication universelle en tant que matérialisme dialectique. Cela faisait beaucoup pour un seul homme.

En 1932, la nationalisation des terres a fait baisser la production agricole et revenir les famines. Plus de deux millions de paysans supposés riches (les koulaks), d'opposants politiques sont déportés en Sibérie (Goulag) ou soumis au travail forcé.

Sur ce fond de conflit économique et politique, le débat fait rage parmi les biologistes. Hermann Muller, un généticien américain très connu pour ses travaux sur les mutations (souvent létales) induites par les rayons X était venu travailler en URSS en raison de ses sympathies communistes; Muller est une personnalité atypique défendant des idées eugénistes (même s'il dénonce la dérive raciste promue en particulier par le national socialisme allemand: Muller avait envoyé son livre Out of the night à Staline accompagné d'une lettre: Muller, 1936); surtout Muller soutient les généticiens russes opposés à Lyssenko et accuse ce dernier de chamanisme; Muller doit s'enfuir en 1937 avec un convoi de combattants pour l'Espagne, le traducteur russe de son livre eugéniste est exécuté.

La génétique russe assassinée
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Nicolay Vavilov emprisonné, 1942; domaine public.
Vavilov, qui avait dépensé beaucoup d'énergie pour qu'un congrès international de génétique soit organisé à Moscou en 1937 doit reculer. La venue d'un millier de scientifiques indépendants et critiques était de trop pour Staline. Les interventions prévues au congrès concernant la génétique humaine sont d'abord interdites, puis les invités limités à des personnalités choisies par le régime, puis le congrès annulé. Ce congrès, qui se tenait tous les 5 ans sera reporté en 1939 à Edimbourg, à la veille de la seconde guerre mondiale. L'autorisation de s'y rendre est refusée à Vavilov; il sera représenté par une chaise vide (Soyfer, 2003). La situation se dégrade vite et de nombreux scientifiques russes vont faire partie des victimes du goulag: Koltsov est emprisonné puis empoisonné en 1940 par la police secrète de l'URSS. Vavilov meurt de faim en prison en 1943. «On pourra nous mener au bûcher, on pourra nous brûler vifs, mais on ne pourra pas nous faire renoncer à nos convictions. (...) renoncer à un fait simplement parce que quelqu'un de haut placé le désire, non, c'est impossible.» (Vavilov, 1939, Communication à l'Institut pansoviétique de culture des plantes).

Si Staline utilise la théorie des deux sciences pour éliminer certains intellectuels, l'utilisation n'est pas systématique. Et Lyssenko va devoir composer avec un autre adepte de la "science prolétarienne", V. Williams, qui affirme pouvoir rapidement améliorer les sols. Les prescriptions de Williams ne sont pas toutes absurdes, comme la plantation de bandes forestières, mais la collaboration avec Lyssenko abouti au désastre: ce dernier prétend que les plantes vont s'entre-aider si elles sont plantées "en nid". En 1949, la mise en oeuvre sans aucune expérimentation préalable conduit à la mort de 40 à 100% des arbres plantés, selon les régions (Kotek, 1986).

1948 - l'Affaire

Au milieu de l'été 1948 Lyssenko prononce devant l'académie des sciences agricoles de l'URSS un rapport sur L'Etat de la science biologique (Lyssenko cité par Lecourt, 1976: 179-225). Ce rapport montre plusieurs évolutions par comparaison à la théorisation antérieure de Lysssenko. Sur le plan politique, il a été corrigé par Staline qui en a éliminé toute allusion à l'opposition entre science "bourgeoise" et science "prolétarienne" (Mirzoeva, 2017). Sur le plan biologique Lyssenko s'engage davantage sur l'idée de l'hérédité des caractères acquis (s'abritant derrière Mitchourine):

«Premièrement, les thèses bien connues du lamarckisme, qui admettent le tôle actif des conditions du milieu extérieur dans la formation du corps vivant et l'hérédité des propriétés acquises (...) sont au contraire tout à fait justes et parfaitement scientifiques.
En second lieu, on ne saurait en aucune façon qualifier la tendance mitchourinienne ni de néo-lamarckisme ni de néo-darwinisme. C'est un darwinisme soviétique (...)
Nous (...) affirmons que l'hérédité des propriétés acquises par les végétaux et les animaux au cours de leur développement est possible et indispensable (...) la doctrine de Mitchourine (...) offre à chaque biologiste le moyen de diriger la nature des organismes végétaux et animaux, de transformer cette nature en vue des nécessités pratiques, en réglant les conditions de vie, c'est à dire par la physiologie.» (Lyssenko cité par Lecourt, 1976: 190-191).

Mitchourinienne, Lamarckisme, néo-lamarckisme, néo-darwinisme, darwinisme soviétique, Lyssenko est un expert en verbiage, tous ces mots n'étant là que pour masquer les distorsions et contre sens que Lyssenko fait subir à l'énoncé initial de ces modèles par leurs auteurs respectifs (Mitchourine, Lamarck et Darwin).

Mais quand Lyssenko se fait plus concret l'affirmation perd de sa force et on retrouve les formulations du début des années 1930:

«Quand on liquide une propriété héréditaire ancienne, établie, on n'obtient pas aussitôt une hérédité nouvelle, étable, consolidée (...) on obtient des organismes à nature plastique, appelée par Mitchoutine "nature ébranlée".
(...)
Les formes végétales plastiques à hérédité instable (...) doivent être élevées par la suite, de génération en génération, dans les conditions mêmes que l'on peut voir les organismes en question exiger, et auxquelles on veut les voir s'adapter.» (Lyssenko cité par Lecourt, 1976: 213).

On est franchement tenté de croire que «de génération en génération», Lyssenko fait alors de la sélection, comme tout généticien "classique".

Mais ce qui est nouveau à l'été 48, c'est le fait que la biologie soviétique restée jusque là quasi inconnue du monde occidental est mise en avant, sur fond de guerre froide (le même été s'est tenu à Wroclaw, en Pologne, un congrès mondial des intellectuels pour la paix). La "révélation" se produit en France, sans doute le pays occidental dans lequel le parti communiste est le plus puissant, à travers un article du journaliste Jean Champenois paru dans Les Lettres françaises le 26 août intitulé L'Hérédité n'est pas commandée par de mystérieux facteurs (Recourt, 1976: 24), (Topaze, 2014).

Le 5 septembre Le populaire, journal du Parti Socialiste (SFIO) répond par un article titré Retour au moyen âge... Dans les jours qui suivent le journal Combat interview Jean Rostand, Marcel Prenant et Jacques Monos. Le premier exprime des doutes et trouve «ridicule de politiser les chromosomes». Marcel Prenant, spécialiste de biologie végétale et l'un des rares à avoir suivit Ulysse dans ses essais considérait, avant la parution de l'article des Lettres françaises que les expressions utilisées par Ulysse étaient «inquiétantes même au point de vue matérialiste», mais il est membre du comité central du PCF et défend cette fois un compromis. Jacques Monos, un grand biologiste qui travaille alors sur l'hérédité bactérienne (il partagera le prix Nobel de médecine en 1965) et qui a quitté le PCF en 1945 émet un jugement sans appel: la question n'est pas de savoir si Ulysse a tort, parce que la cause est entendue, mais «comment Ulysse a pu obtenir le soutien du Comité central et de Staline en personne».

Malgré sa tentative de conciliation, Marcel Prenant sera exclu du Comité Central du PCF.

La position officielle des communistes français sera de défendre Lyssenko, envers et contre tout. En 1950, c'est Louis Aragon dont la compétence en épistémologie scientifique est inversement proportionnelle à son talent littéraire qui s'y colle:

«sans prendre parti entre les deux tendances (...) la première décrète l'impuissance de l'Homme à modifier le cours des espèces, à diriger la nature vivante, que la seconde [mitchourinienne] prétend fonder le pouvoir de l'Homme à modifier le cours des espèces, à diriger l'hérédité (...) le biologiste marxiste aura assurément un préjugé favorable envers la théorie mitchourinienne (...).
De la libre discussion des idées, Louis Aragon, revue Europe, octobre 1948

L'argumentation d'Aragon ne se base pas sur la validité scientifique mais sur l'a-priori idéologique qu'une science qui ne donne pas le pouvoir à l'Homme ne mérite pas considération. Mais le premier paradoxe c'est que pour juger quelle est la science qui donne le pouvoir, on se base sur l'affirmation de Lyssenko... (Pour faire court, Lyssenko a raison puisqu'il dit qu'il à raison: le raisonnement d'Aragon est tautologique et on était en droit d'attendre une argumentation un peu plus dialectique de la part d'un marxiste).

On sait aujourd'hui que c'est la génétique dénoncée par Louis Aragon qui nous donne le pouvoir de diriger la vie (par exemple avec les outils d'édition du génome) et non les bricolages agronomiques de Lyssenko: dans un cadre philosophique de croyance au progrès (cadre du marxisme et d'Aragon), on peut se dire qu'Aragon n'a pas choisit la "bonne" science ! Seuls les défenseurs de Lyssenko seront surpris. Mais il existe un deuxième paradoxe: la valeur de l'argument "augmenter le pouvoir de l'Homme" n'est plus tout à fait la même que dans les années 1950; pour beaucoup, elle est même négative. Aujourd'hui ce pouvoir peut (doit) nous inquiéter, alors que finalement, les pratiques de Lyssenko apparaissent comme bien anodines; dans les débats actuels et futurs, on risque même de regretter notre "paysan au pieds nus".

Mais à l'époque le scientisme ou simplement la technoscience sont roi et la croyance au progrès intacte. Il faut trouver une argumentation plus construite pour défendre Lyssenko; les biologistes renâclent, certains défendent l'idée d'une science indépendante du politique.

La théorie des deux sciences renait de ses cendres, parrainée par le PCF
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Cerises, 1996, par Boris Taslitzky. La peinture "prolétarienne" est une peinture réaliste. © Boris Taslitzky
En février 1949 Laurent Casanova, responsable des intellectuels communistes français, conceptualise une science "prolétarienne" en opposition à une science pure, mais en fait "bourgeoise". Il faut serrer les rangs à côté de l'URSS dans la défense de la paix; la science est influencée par les classes sociales, la science "prolétarienne" bridée dans les pays capitalistes s'épanouit en URSS. Il est assez surprenant de constater que cette justification en tant que science de classe est introduite en France au moment où elle s'efface en URSS (Uztopal, 2014: §38) (Kotek, 1986:165).

En 1950, Staline condamne à nouveau la distinction entre science "bourgeoise" et science "prolétarienne", au moins sur le plan linguistique: Lyssenko devient cette fois le représentant d'une science d'avant-garde. En France, il faudra attendre 1956 pour que la théorie des deux sciences s'efface à travers un réexamen critique du matérialisme dialectique et du culte de la personnalité développé par Staline (Uztopal, 2014: §39). Laurent Casanova finit par reconnaitre "une erreur" (Casanova, avril 1958, Les Cahiers du Communisme).

Une erreur ?

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Nikita Khrouchtchev et Trofim Lyssenko. Crédit Gulya Mirzoeva / Point du jour.
Heureusement pour l'URSS et la Russie d'aujourd'hui l'impact de la théorie des deux sciences est resté plus ou moins limité à la génétique, épargnant par exemple la physique nucléaire.

Après 1948 Lyssenko pratiquera surtout les pratiques de greffe, nommées "hybridation végétative", reprenant un procédé déjà utilisé par Mitchourine. L'interprétation scientifique que donne Lyssenko de cette technique reste fausse.

Dès 1949, Lyssenko perd de l'influence, il ne disparait pas mais sa notoriété sera utilisée pour populariser de nouvelles pratiques en contradiction totale avec ses convictions précédentes; cette fois il a perdu le contrôle de l'histoire.

Après la mort de Staline en 1953, les luttes de pouvoir entre ses successeurs vont durer 2 ans... Khrouchtchev en sort vainqueur sans toutefois monopoliser le pouvoir comme Staline dont la politique est condamnée. Une génétique plus scientifique se re-développe peu à peu, mais en même temps Khrouchtchev protège Lyssenko.

Un des derniers baroud d'honneur de Lyssenko intervient en 1952 sous la forme de prétentions de plus en plus délirantes comme la capacité de transformer le Blé en Riz, en Seigle, en Orge et en Avoine. Cette falsification est dénoncée par le botaniste indien Ramesh Maheshwari dans une note de la revue Nature (Maheshwari, 1952).

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Maïs, 1909; Crédit Montana State University Libraries
Vavilov sera réabilité en 1955, l'institut des plantes de Saint-Pétersbourg porte aujourd'hui son nom et abrite toujours l'une des plus grandes collections de semences du monde (plus de 300 000).

C'est cependant Khrouchtchev qui assume seul la promotion du Maïs et la "campagne des terres vierges", visant à cultiver les steppes du Kazakhstan et d'une partie de la Sibérie. Les résultats seront mitigés; en 1958 l'URSS n'évite la famine que par l'achat de céréales à l'étranger.

Comment Lyssenko a-t-il réussi à survivre ? Sans doute parce que, au delà d'un enfumage idéologique, une partie de ce qu'il propose est... efficace. Il est sûr que le fonctionnement bureaucratique de l'URSS a conduit à surestimer certains résultats et même à transformer des échecs en réussite, mais d'autres succès sont réels: appliquée dans le bon contexte la vernalisation est utile; si les interprétations de Lyssenko sont délirantes, ses descriptions sont cohérentes avec les connaissances actuelles sur le sujet:

La vernalisation suscite toujours de nombreux travaux; elle a été étudiée en priorité chez la plante modèle Arabidopsis thaliana. Elle implique une multitude de gènes, mais celui qui joue un rôle central est le gène répresseur FLC (Flowering Locus C). Par un étonnant retour de l'histoire on sait aujourdhui que la vernalisation implique des mécanismes épigénétiques (une modification acquise de l'expression génétique) qui permettent la transmission de l'état du gène au cours des divisions cellulaires (un état conservé au moins plusieurs mois).

On ne peut pas non plus dénier à Lyssenko une incontestable habileté politique. Se donnant au début des années 1930 une image de paysan aux pieds nus s'opposant aux koulaks, il se fait applaudir par Staline lors d'un congrès des kolkhozes. Quand Staline dénonce les trotskistes qui trahissent le parti à la fin des années 1930, il s'allie avec Prezent pour diviser la science en deux camps, les scientifiques sceptiques quand à ses "découvertes" étant bien sûr tous des bourgeois ou des trotskistes. En 1948 il utilise la guerre froide pour bloquer un retour en grâce de la génétique [classique] qui est qualifiée d'impérialiste et de raciste.

Toute recherche n'est créatrice que lorsqu'on s'aperçoit que la réponse ne répond pas à la question posée au départ. Si nous cherchons la réponse au questionnement initial (la première phrase de cette page), il est difficile de dire qu'un agronome amateur soit le créateur d'une pseudo science développée en s'affranchissant de la méthode scientifique sous couvert de l'urgence. On se trouve plutôt face à une collection de recettes agronomiques sans aucune cohérence entre elles: quoi de commun entre la vernalisation, un succès, et la plantation des arbres en nid, un échec (laquelle prise isolément a toutes les caractéristiques d'une pseudo-science puisque la pratique résulte de la négation de la concurrence intra-spécifique). Aucune idée ne relie ces deux pratiques. Il faudrait au moins mettre pseudo sciences au pluriel pour pour rendre compte de l'activité de Lyssenko.

Si Staline a pu profiter du conflit entre généticiens et de la théorie de la science "bourgeoise" pour éliminer certains adversaires politiques, cette théorie n'apparait que bien après l'ascension de Lyssenko, et n'est qu'une justification a postériori de la pratique de la vernalisation. Staline n'est en aucun cas l'inspirateur, il n'a soutenu la théorie qu'avec réserve et Lyssenko à survécu à Staline (il était toujours en grâce après la mort de Staline).

Seul le matérialisme dialectique constitue un cadre suffisamment général pour rassembler l'ensemble des pratiques de Lyssenko, mais il s'agit d'un placage sur des techniques existantes (la vernalisation de Lyssenko et l'hybridation végétative de Mitchourine), plus qu'une source d'inspiration.

Nous devons interroger, non seulement les relations entre science et politique, mais aussi entre science et économie
Si cette troisième hypothèse est la plus proche de la vérité, alors la validité du matérialisme dialectique peut être sérieusement mise en doute, mais peut-être faut-il plutôt voir dans la science de Lyssenko une confirmation que les liens entre science et politique sont dangereux (et pourtant inévitables).

Mais dans un contexte d'économies libérales (capitalistes), la source primaire à l'origine des pressions sur les scientifiques est représentée par les grandes entreprises à travers leur lobbying, plus économique qu'idéologique. En génétique et en physiologie végétale tout particulièrement, les technologies (médecine, agronomie, ...) ont une importance sociale considérable. Les recherches dépendent largement de financements privés qui les orientent vers des profits à court terme; les exemples sont légion mais leur point commun est l'addiction au rendement par hectare ou par animal.

La science pure n'existe pas et c'est sans doute en grande partie la raison d'être des pages de ce site consacrées à l'élaboration de concepts biologiques; mais c'est sans doute une utopie (réaliste ?) à se fixer comme but. Plus la puissance de la science (son influence sur la vie au quotidien) augmente, plus la question est d'importance. Une façon de se tirer d'affaire dans cette situation inextricable serait de prendre un peu de distance (... poétique, comme le propose Aurélien Barrau).

Vavilov, l'agronome du futur
Par une étrange ironie, le 21e siècle est sans doute en train de découvrir la valeur inestimable du travail de Vavilov. L'agriculture productiviste de la fin du 20e a généralisé l'utilisation de variétés produites en laboratoire avec pour seul leitmotiv la productivité. Des variétés fragiles, qui ne peuvent survivre sans insecticides et dont la productivité ne s'exprime que par la fourniture d'une quantité d'engrais incompatible avec la conservation des sols. Au contraire, la banque de semence constituée patiemment par Vavilov représente le travail de millions de paysans qui ont sélectionné au cours de plusieurs milliers d'années une incroyable diversité de variétés de plantes qu'on nomme aujourd'hui "traditionnelles" ou "paysannes". Ces variétés apportent des adaptations naturelles à la sécheresse, aux excès d'humidité, au gel tardif et à bien d'autres phénomènes aléatoires que l'agriculture moderne prétendait ignorer. Elles résistent souvent bien mieux aux insectes et aux infections.

En 2019 une station scientifique, le Jardin Vavilov a été inauguré à Lyon avec pour but de développer à nouveau la culture de 300 variétés lyonnaises de plantes qu'on croyait disparues et redécouvertes dans le fond de Saint-Pétersbourg. Bel hommage à un scientifique visionnaire malmené par l'histoire.

 Références

↑ Jacques Monod. 1970. Le Hasard et la nécessité. Editions du Seuil.

↑ Dominique Lecourt. 1976. Lyssenko: histoire réelle d'une "science prolétarienne". François Maspéro, Paris.
Ce livre est une des meilleures sources françaises sur l'affaire Lyssenko. Le plan, organisé par problématique et débutant par la fin de l'histoire, en France et en 1948, est déroutant à la première lecture (surtout 50 ans après sa parution), mais finalement cohérent avec une approche dialectique de l'histoire. Marxiste, Lecourt fait preuvre d'une remarquable ouverture d'esprit et cette page du site Didac-TIC lui doit finalement beaucoup. Le livre contient aussi la version intégrale du discours de Lyssenko de 1948 devant l'académie des sciences agricoles de l'URSS.
↑ Dominique Lecourt. 1995. La "science" de Lyssenko. Revue des deux mondes, février.

↑ Deniz Uztopal. 2014. La réception en France du lyssenkisme, les scientifiques communistes français et la conceptualisation de la "science prolétarienne" (1948-1956). Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique 122: 121-141. DOI: 10.4000/chrhc.3346.

↑ Joel et Dan Kotek. 1986. L'affaire Lyssenko. Éditions Complexe.
Quelques unes des 238 pages sont consultables sur Google books.

↑ Claude-Charles Mathon. 1953. La Pomme de terre. Essai Mitchourinien. Editeurs français réunis.
Un document étonnant et éclairant sur la méthode ubiquiste de Lyssenko.

↑ Jean-Paul Monferran. 1998. L'affaire Lyssenko, un drame inexpiable. L'Humanité, 14 avril 1998.

↑ Valery Soyfer. 2003. Tragic History of the VII International Congress of Genetics. Genetics vol. 165 no. 1 1-9.

↑ Hermann Muller. 1936. (John Glad. 2003). Letter to Stalin. The Mankind Quarterly 43 (3): 305-319.

↑ Ramesh Maheshwari. 1952. Lyssenko latest discovery -The conversion of Wheat into Rye, Barley and Oats-. Nature v170, july 12:66. Cité dans Current Science v104 n4 25 february 2013:530.

 Filmographie

↑ Gulya Mirzoeva. 2017. Le savant, l'imposteur et Staline. Comment nourrir le peuple. Point du jour. VOD.
Film de 55 min. Un film à la gloire de Nikolay Vavilov, entièrement réalisé à partir d'images d'archives, mais le scénario gagnerait à plus de dialectique.

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